Mlle Couvois :
Ah ! Melle Hennequin; quelle joie de vous rencontrer ici.
Mlle Hennequin :
Melle
Couvois, quel plaisir, depuis le temps!

Mlle Couvois :
Oh, vous savez, l'hiver, j'hésite de sortir. Non pas que les rues de
Guînes ne soient pas sûres mais avec seulement 12 réverbères à huile, on
y voit pas grand-chose.
Mlle Hennequin :
Vous avez
raison. En tout cas, je suis très heureuse de vous revoir pour vous
féliciter à nouveau pour votre interprétation de Rossini au concert de
février dernier. Vous avez été remarquable.
Mlle Couvois :
Merci Mlle Hennequin. Merci mais votre sœur a été tout aussi brillante.
Le Berger sur la montagne de M. Schubert n'est pas une pièce facile.
Mais mademoiselle votre sœur a un professeur de grand talent en la
personne de M. Massenet.
Mlle Hennequin :
Oh, vous
savez on dit beaucoup de choses quant à ma sœur et Jules Massenet;
moi-même je ne sais que penser. En tout cas quand M. Jules donne une
leçon de piano à ma sœur, ça dure toujours longtemps, on n'entend pas
toujours le piano et il ne faut surtout pas les déranger.

Mlle Couvois :
En tout cas, ils forment un couple charmant et plus d'un concitoyen est
heureux qu'une jolie Guînoise ait attiré un illustre personnage dans ses
filets! Et laissons les mauvaises langues à leurs ragots.
Mlle Hennequin :
Vous avez
raison, c'est à la mode à Guînes en ce moment; c'est peut-être la
nouvelle année 1868 qui veut ça!
Mlle Couvois :
Oui, vous avez raison. Les ragots. Plus tard, bien plus tard, ça
n'existera plus!
Mlle Hennequin :
A propos
des petites histoires de Guînes, vous avez su pour le capitaine des
pompiers, Fasquelle il s'appelait.
Mlle Couvois :
Non, et alors.
Mlle Hennequin :
Alors, d'Angerville
a dû le renvoyer, c'est un buveur et un bagarreur. On m'a même dit qu'il
sortait de prison.

Mlle Couvois :
Ah alors c'est le fameux Narcisse Fasquelle, c'est celui qui a crevé
l'œil à Alphonse Lamarre en lui jetant une pinte de bière à la figure
dans un café du Batelage.
Mlle Hennequin :
Voilà,
c'est ça, c'est lui! Et donc, il est remplacé par Narcisse Boulanger,
quelqu'un de très bien d'ailleurs. Un peu ambitieux, paraît-il, mais
bon...
Mlle Couvois :
Et en parlant de blessé, vous avez su pour ce pauvre M.Queval, celui de
la rue de la Basse-Ville! Il s'est fait bousculer par un cheval effrayé
sur l'avenue du Parcage.
Mlle Hennequin :
Ça, ça
devait finir par arriver, les chevaux ont peur de passer par là ! C'est
le coin du boucher Marcelin qui égorge encore ses cochons chez lui. Je
ne vous dis que ça: c'est une horreur.
Mlle Couvois :
Ça c'est scandaleux et interdit alors qu'on a un abattoir tout neuf et
ça permet de surveiller les bouchers qui n'hésitent pas à vendre de la
viande d'animaux crevés.

Mlle Hennequin :
Et que
dire des tas de fumiers qu'on trouve encore dans quelques rues. C'est
une infection.
Mlle Couvois :
Qui, mais ça va un peu mieux. Y'en a moins qu'avant. Depuis que les
industries sont à Guînes, la ville s'est quand même modernisée.
Mlle Hennequin :
C'est
vrai, mon père nous a expliqué, et aussi à toutes les autres filles de
la pension que c'est grâce à l'eau de Guînes que toutes ces entreprises
sont venues s'installer ici.
Mlle Couvois :
Il a bien raison M. Hennequin, il en faut de l'eau pour faire fonctionner
les machines à vapeur, pour les blanchisseries et même pour la
genièvrerie. Vous le saviez qu'on distille du genièvre à Guînes
aujourd'hui?
Mlle Hennequin :
Qui je le
savais, je peux même vous dire qu'à Guînes ce ne sont pas les clients qui
manquent. Et au fait, pour en revenir à l'eau, vous avez des nouvelles de
la famille de Guizelin.
Mlle Couvois :
Non, mais leur nouvelle usine des Eaux fonctionne à plein rendement à ce
qu'il paraît. On dit même que l'eau de Guînes va arriver jusqu'à Calais,
grâce à des tuyaux!
Mlle Hennequin :
Et moi on
m'a raconté qu'on aurait bientôt de l'eau courante à disposition, grâce à
des robinets installés dans les rues.
Mlle Couvois :
Oh, ça, ce serait bien pour nos voisins. Les gosses de ces gens sont
sales.

Mlle Hennequin :
Oh oui, les
Butel, c'est ça; et elle, vous l'avez vue, elle est d'un vulgaire...
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